C'est
la vie d'un chanteur exceptionnel que nous avons choisi de
vous raconter. Surnommé le tueur "the killer"
ou le plaisantin "the jester", sa vie n'aura
pas été très longue, brusquement interrompue
à l'âge de 25 ans. Pourtant, son empreinte sur
le reggae est indéniable, tant par son style que par
son message. Jacob
Miller est la star incontestable de la deuxième
moitié des années 70 en Jamaïque, l'époque
du Rockers, du Roots Rock Reggae. C'est l'époque
durant laquelle bob Marley de son côté
devient une star internationale, et passe de long moment loin
de son île natale, où il a subit un attentat
; c'est aussi l'époque de la guerre des gangs et des
partis politiques. Bob est loin de Jamaïque, et c'est
Jacob Miller qui a ce moment deviendra la voix du peuple jamaïcain,
en ces périodes troubles mais si riches en créativité.
Forte
d'une longue tradition musicale héritée des
Usa, de l'Afrique ou de l'Eglise, la Jamaïque fait
émerger le reggae en 1968.
Après le ska, première manifestation de la
musique populaire jaùaïcaine, le reggae servira
plus encore de défouloir artistique pour de nombreux
artistes, découvrant en même temps la musique
électrique, la foi, mais aussi une forme de liberté.
Le reggae deviendra rapidement le premier vecteur de la
contestation sociale.
L'île
est indépendante depuis 1962, l'empereur Haile Selassie
I est venu en 1966, et l'année 1968 bouleverse les mentalités
comme un peu partout dans le monde.
A partir de 1968, l'idéologie Rastafari ne concerne plus
seulement les jeunes du ghetto, mais une grande partie de la
jeunesse jamaïcaine qui y trouve une voie de formulation
de leur identité, fortement relayée par le reggae.
Mais avant de rentrer plus en détail sur cette période
passionnante de l'histoire jamaïcaine, revenons sur la
vie de celui qui en fut un des plus illustre représentant,
Jacob Miller.
A 13 ans à Studio One
C'est
dans les collines de Mandeville que Jacob est né le 4
mai 1955.
Comme de nombreux enfants jamaïcains il sera élevé
par sa mère Joan Hashman.
De son père, il ne connaît que le nom, Desmond
Elliott, et le pseudonyme qu'il prit lorsqu'il émigra
en Angleterre faire une carrière de chanteur, Sidney
Elliott. Notons aussi, pour l'anecdote concernant la filiation
de Jacob Miller qu'un de ses cousins du côté de
son père n'est autre que le chanteur Maxi Priest.
A l'âge de huit ans, sa mère ne pouvant plus subvenir
à son éducation, l'envoie à Kingston chez
ses grands-parents où il pourra d'aller à l'école
Melrose.
C'est donc à Rousseau Road, dans les quartiers des classes
moyennes, jouxtant Trenchtown qu'il débarque en 1963.
Comme
de nombreux enfants de son âge, l'école ne le passionne
guère, et ce qui l fait vraiment vibrer, c'est la musique,
le ska. Passionné, il s'empresse chaque soir à
la sortie de l'école, de se rendre autour des studios
de la capitale, pour écouter chanter ses idoles Bob
Andy, Ken Boothe, Alton Ellis...
Jacob ne se contente pas d'écouter le ska, il aime aussi
chanter, et s'exerce à ses temps perdus avec ses potes
(qui ne manquent pas). C'est son ami, et autre grand chanteur
des 70's, Al Campbell, qui
séduit part sa voix décide de l'amener à
Brendford Road chez Coxsone avec le clair objectif d'enregistrer
un single, et pourquoi pas un hit même ! Jacob à
13 ans, nous sommes en 1968.
Coxsone Dodd, le légendaire créateur du
Studio One, connaît déjà le jeune
Al Campbell qu'il a déjà fait enregistrer, et
il accepte d'auditionner l'ami qu'il vient lui présenter.
Coxsone est séduit par la voix et le style de Jacob,
et il décide dans la seconde de lui accorder sa chance
pour enregistrer 2 titres. Al Campbell se rappelait ce moment
lors d'une interview avec le artikal crew : "C'est ainsi
qu'il a fait ses premiers pas dans la musique avec "Love
is a message" et "My
Girl has left me" qui fût la première
version enregistrée sur le riddim Nanny Goat.
Beaucoup de gens croient encore que c'est Larry Marshall
et Alvin qui ont sorti le premier Nanny Goat. C'est
vraiment un point très important que je soulève
ici, car cette chanson a été la première
pour laquelle on a utilisé le terme reggae (...)
ceux qui racontent qu'ils ont inventé le reggae sont
des menteurs, c'est studio One qui a créé ce style
avec les deux premiers morceaux de Miller. Sans conteste!"
En fait, si on retient surtout la version de Larry Marshall,
c'est parce que Coxsone n'a pas vraiment cru en Miller, et malgré
le succès d'estime de son "Love is a message",
il ne sortira pas son deuxième titre (qu'il s'empressera
de rééditer quand Jacob sera plus connu).
Peu de temps après cette expérience, il enregistre
un autre titre chez Bunny Lee, "What
more can I do?" écrit par les Cables.
Jacob Miller a 13 ans, et est désormais déterminé
à devenir chanteur.
Pourtant, il ne réenregistrera pas avant l'année
1974 et il préférera traîner, et apprendre
la vie, sans jamais pour autant arrêter de chanter et
de peaufiner son style.
C'est Augustus Pablo qui
lui réouvrira la porte des studios 6 ans plus tards.
"Now Ladies and Gentlemen, this is Rockers, original
Rockers"
A cette époque, Augustus anime un
sound system depuis quelques années, le Rockers
Sound, avec son frère Gath. En 1968, dès
la sortie du single "Love is a message", il
est séduit par le jeune chanteur, et la chanson
devient quasiment l'hymne du Sound System. Augustus Pablo
se promit de faire enregistrer un jour ce Jacob Miller.
En 1974, quand les deux hommes se rencontrent, Pablo propose
à Miller de reprendre son titre d'il y a 6 ans
sur une version qu'il a composée; Jacob accepte,
et c'est au studio Dynamic qu'ils vont enregistrer
le fabuleux "keep on
knocking", une variante de "Love
is a message", sur le riddim
Black Gun .
Pablo commençait déjà à se
faire connaître avec ses versions Dubs si originales,
mais là ! Le titre connaît un énorme
succès dès sa sortie, imposant la grâce
de Jacob Miller et ouvrant un champ de créativité
et d'expression extrême pour la musique; l'époque
du Rockers est résolument ouverte en Jamaïque.
C'est la recette parfaite!
Jacob
passe la plupart de son temps chez son mentor Augustus
Pablo, aux côtés de Hugh Mundell,
Delroy Williams, Jah Bull, Junior Reid
... le Rockers Crew.
C'est à partir de ce moment là qu'il s'investira
le plus clairement pour rastafari, mais aussi pour son
métier de chanteur, qu'il verra d'ailleurs toujours
comme un travail pour Jah.
Pendant les 18 mois à venir Miller et Pablo ne
se quitteront pas, et enregistreront 6 titres d'anthologie,
dont les versions sont autant de chefs d'uvres.
Les voix et les mix sont capturés gratuitement
par King Tubby, le seul producteur à soutenir
la musique de Pablo à l'époque ; les parties
musicales seront posées aux studios Randy's
et Dynamic, et gracieusement offertes par les compagnons
de sessions de Augustus ; les frères Barett,
Robbie Shakespeare, Leroy Sibbles, Lloyd
Adams, Reggie, Earl "China" Smith,
Bobby Ellis, Dirty Harry, Vincent Gordon,
que des légendes !
Après le magnifique "Keep on Knocking",
c'est le plaidoyer contre ceux qui font du tord au rasta
"False Rasta"
qui sort et devient un Hit. Arrive ensuite une chanson
d'amour, et pas n'importe laquelle ! "Baby
I Love You so", un must du genre.
Fidèlement inspiré par le tout puissant,
Miller révèle toute son envergure vocale
dans "who say jah no
Dread" aka "Too
much commercialization of rastafari"
qui est le premier titre dans lequel sa voix d'adulte
est stabilisée ; titre autant exceptionnel par
le fait que Pablo y invente un nouveau vocabulaire pour
le dub, assemblant les 6 clés mineures classiques,
définissant ainsi le concept de "dread".
Viendront ensuite clore cette série, les superbes
"Each one Teach one"
et "Girl name Pat"
.
Durant ces 18 mois de travail passionné, les deux
hommes (ainsi que le reste du Rockers crew), emmèneront
le reggae dans des sphères artistiques et créatives
que nul ne semble aujourd'hui en mesure d'atteindre.
Cette partie du travail de Miller n'est pas celle qui le mènera
à la gloire, mais les titres réédités
sur l'album "Who say Jah no dread" avec les 6 dubs
(Greensleeves 1993) , sont des morceaux d'anthologie qui marqueront
le reggae et la musique même, à tout jamais.
Pendant
toute cette période, Jacob prend de l'assurance et de
l'envergure et souhaite enregistrer bien plus de disques. Mais
Pablo est un perfectionniste et un humble rasta qui n'a que
faire de la gloire, l'argent ou le succès, et il préférera
toujours investir sa musique de qualité et de sincérité,
plutôt que de quantité.
Courtisé
par de nombreux producteurs lui faisant voir monts et merveilles,
Jacob quitte le Rockers crew, dont il restera tout de même
très proche, la preuve en est que Pablo, Earl "China"
Smith ou le batteur Lloyd Adams, participeront à plus
d'une session du Inner Circle.
INNER CIRCLE
C'est
donc avec le groupe Inner Circle que Jacob choisira de travailler
et de prendre un nouveau départ.
En fait, à cette époque, le groupe est en pleine recomposition
après les départs de Ibo Cooper, Cat Coore
et Willy Steewart qui partirent pour recomposer Thirld
World, puis de Bunny Rugs qui s'essaiera à
une carrière solo avant de rejoindre lui aussi les reggae
ambassadors.
La première rencontre de Jacob Miller avec son futur nouveau
groupe, à lieu sur Red Hills Road, au studio des Inner Circle,
lors d'une audition spécialement organisée. Fidèle
à sa réputation de farceur "the Jester"
Jacob Miller arrive au rendez-vous avec une équipe de 9 musiciens.
Il avait juste fait ça pour rire, et on ne s'arrêta jamais
de rire avec lui" , remarque Ian Lewis le leader des Inner Circle
"il était sans arrêt en train de déconner".
Le groupe déjà séduit par les productions Rockers
de Augustus Pablo, est totalement conquis, ainsi en
1976 commence l'aventure Inner Circle.
La première chanson qu'ils enregistrent ensemble sera le
plus grand succès que Jacob Miller connaîtra, c'est
le plaidoyer pour les rastas du ghetto "Tenement
Yard". Le groupe s'impose alors très
rapidement et la jeunesse jamaïcaine se rattache en masse aux
messages de Jacob Killer Miller.
Ils sortiront ensemble de nombreux morceaux d'envergure, comme "Tire
fi lick weed ina Bush",
"Foward Jah Jah Children", "Take
a Lift" ou "80
000 careless Ethiopians"... pour n'en citer
que quelques-uns uns.
Remarqué par le label Capitol, le groupe sort en 1976
son premier album compilant tous leurs meilleurs singles du moment,
"Inner Circle Reggae Things".
L'année suivante, toujours chez Capitol, il sorte l'excellent
"ready for the world". Voulant réellement
se lancer à la conquête du monde, les Inner Circle
quittent le label et rejoigne Mango la nouvelle branche de Island.
Mais leurs débuts en 1979 ne sont pas très concluants,
marquant un véritable tournant musical avec une approche
du reggae beaucoup plus funk que Rockers. L'année 1980 n'est
pas réellement mieux avec une nouvelle prod Mango, "new
age Music" que je ne conseille franchement pas.
Pendant toute la période Inner Circle (de 1976 à 1980),
Jacob n'est pas strictement attaché au groupe et il enregistre
chez JOE GIBBS quelques singles qui feront certainement partie
de ses meilleurs titres de l'époque, : "I'm
a natty" sur le "Soul Rebel" de Marley,
ou encore "Shakey Girl".
DEVENU
UNE LEGENDE
En quelques années Jacob Killer Miller devient une des stars
les plus populaires de Jamaïque, on le voit au milieu des plus
grands noms du reggae dans le film ROCKERS
qui immortalise l'époque. Jacob et les Inner Circle sont
réellement incontournables, et sont même appelés
à représenter la Jamaïque avec "All
night, till day Light" mais ne seront finalement
pas sélectionnés, car trop dread. On les remarque
aussi souvent partager la scène avec les Dennis Brown, Bunny
Wailer, Thirld World, Gregory Isaac, Peter Tosh, ou Bob Marley,
c'est le Rockers Time, les rastas tiennent la barre du navire.
z
Si
on vous a parlé de l'envergure musicale de Miller, il faut
aussi noter son envergure morale, son charisme.
Jacob
Miller est jovial et farceur, mais il sait aussi se faire respecter,
d'ailleurs on se souvient de cette scène dans le film Rockers,
quand Leroy Horsemouth lui vole un peu de nourriture. Chose
à ne pas faire!! Jacob est également intimement lié
à Bob Marley, et de nombreux parallèles
rapprochent les deux hommes. En fait leur parcours se complètent
réellement, et pendant l'apogée internationale de
Marley, c'est Miller qui est la véritable star en Jamaïque,
alors que Marley s'éloigne des aspirations de son peuple,
cultivant son message à une plus grande échelle.
Depuis l'attentat du 56 Hope Road, Marley s'est éloigné
de la Jamaïque et vit à Londres. Ses albums chez Island,
trop novateurs, ne connaissent pas le même engouement qu'auparavant
dans son île natale, il est en train de définir le
reggae moderne. Pendant ce temps, c'est donc Jacob Miller, accompagné
de Inner Circle qui soulève les foules et répond aux
aspirations populaires.
Une anecdote, qui d'ailleurs fait désormais partie de l'histoire,
semble plus qu'autre chose révéler cet état
des faits entre les destinés de Miller et de Marley. Elle
se passe en 1978 lors du One Love Peace Concert.
Marley n'est pas revenu en Jamaïque depuis l'attentat, et ce
concert, en pleine période de guerre civile, marque sa légende,
lorsqu'il fait monter sur scène les deux leaders politiques
rivaux (Manley et Seaga), symbolisant ici l'unité pour son
pays ; mais son image de leader étant tellement incontrôlable,
la portée de son acte devint universelle. Et c'est bien de
la part de Jacob Miller que viendra l'acte de réunification
comme l'entendait le peuple des ghettos. , quand quelques minutes
avant le show de Marley, pendant la partie de Inner Circle, Jacob
Miller fait monter sur scène et unie les mains des deux chefs
de gang rivaux, Claudie Massop et Tony "tek life"
Welch.
Très amis, les 2 hommes devaient faire une tournée
ensemble en 1981 au Brésil, accompagnés de Steevie
Wonder. Mais le destin en voulu différemment, et en
pleine gloire Jacob Miller perd la vie dans un accident de voiture,
à l'âge de 25 ans, en mars 1980. L'année
d'après c'est Marley qui le rejoindra.
La
mort de ces deux figures proues du reggae, marque une forte période
confusion pour le reggae qui ne retrouvera que trop rarement la
créativité des années 70. Dennis Brown, Burning
Spear, Peter Tosh, Pablo et de nombreux autres, continueront dans
la lancé, mais malgré leur talent immense, aucun d'entre
eux n'arriva réellement à reproduire l'émulsion
si créative du Roots Rock reggae.
L'époque Rockers est bel et bien révolue, les DJ arrivent
en force et bientôt le Digital. La mort de Marley et de Miller
marque la fin d'une ère.
Il ne faut pas non plus être trop nostalgique, car il est
vrai que chaque période apporte ses fruits savoureux , et
nous savons tous, que le Roots Rock Reggae reste et restera à
jamais d'une force de conviction absolue, et Jacob Miller fait désormais
partie de ceux qui connaissent la postérité. RIP