La plupart des pop
stars plébiscitées au cours du siècle dernier avaient
comme objectif primordial de divertir. Mais pas Marley. Il était
conscient de son rôle de transmetteur du message de Rastafari
à la conscience du monde extérieur.
Il se moquait bien des pièges de ce bas-monde, et n'aimait rien
mieux que s'allonger, la nuit, sur la terre bien fraîche de Jah
afin de contempler les cieux tourner au-dessus de lui, un roc pour tout
oreiller.
Il était là pour appeler les gens à Dieu.
On ne peut donc
pas comparer Marley à d'autres musiciens connus. Pour ce qui
est de la politique, il l'évitait soigneusement. En raison de
ses actes il a souvent été perçu (pour ne pas dire
craint) comme étant un leader politique radical. Mais pour lui,
seule comptait l'anti-politique du salut par l'amour et l'amour seul,
un savoir inébranlable de l'unicité de l'espèce
humaine.
La musique se cache
derrière le mécanisme de l'univers tout entier. Elle est
non seulement le plus crucial objet de la vie, elle est la vie elle-même.
La musique est l'art le plus exalté, et le travail du compositeur
n'est rien moins que celui d'un saint.
Quant à l'innovation,
Marley a su synthétiser rythmes et idées nouvelles avec
un talent immense. Il a d'abord commencé avec le précoce
"Judge Not" à l'aube de l'ère du ska et a poursuivi
ses expériences avec le gospel, le rhythm and blues, le rock,
le folk, le jazz, le scat, la musique latine, punk, disco et même
la bossa nova (inédit).
Bob avait compris que le reggae avait la magnifique capacité
d'absorber toutes les influences et de les ancrer solidement au socle
basse-batterie, l'élément essentiel, le doux et séduisant
secret de son succès.
Mais en réalité,
le véritable secret c'est que la musique de Bob a un sens. Elle
a de la valeur. L'art de Bob, c'est la vie qui se transforme.
Il répond à nos aspirations les plus élevées.
Il répond de façon positive à la question dont
Carlos Santana dit qu'on devrait toujours se la poser avant d'agir dans
la vie : Comment ceci va-t-il améliorer le monde ?
Bien que Bob soit devenu un artiste commercial, il ne pratiquait pas
un art commercial. Son art
transcende l'échec de la variété. Nombreux sont
ceux qui jurent que sa musique leur a bel et bien sauvé la vie.
Bien qu'elle ait été au premier plan dans l'antiquité,
l'utilisation de la musique dans le but de s'élever vers la spiritualité
et de soigner son âme n'est plus aussi présente de nos
jours. La musique est devenue un passe-temps, un moyen d'oublier Dieu
plutôt qu'un moyen d'en avoir conscience. C'est la façon
dont chacun utilise les choses qui fait leur vice ou leur vertu.
Le travail de Bob
continue à accrocher un grand nombre d'adhérents, et c'est
d'abord ainsi que nous commençons à prendre conscience
de son évidente immortalité, qui n'est encore qu'en herbe.
Elvis Presley a sans doute été le plus grand icône
rock de son temps. Mais ses chansons (dont aucune, en l'occurrence,
n'a été écrite de sa propre plume) disent-elles
grand-chose de plus que des clichés pop ? Bob Dylan a bien pu
être le poète le plus respecté de sa génération,
mais ses paroles, souvent délibérément obscures,
rendent impossible toute traduction claire et de ce fait limitent leur
attrait aux anglophones. En revanche, Marley a su raffiner son art lyrique
jusqu'à toucher à une intense perfection, et ce en utilisant
le langage des rues pour atteindre les étoiles. Ses mots étaient
tellement parfaitement simples qu'ils accomplissaient l'éloquence.
Aujourd'hui, chacun peut se retrouver dans ses histoires fondamentales,
partout où les gens souffrent et aiment et crèvent d'envie
d'être sauvés. En d'autres termes, à peu près
chacun d'entre nous.
L'étreinte
de Marley et de l'herbe, ainsi que les flots de son étonnante
crinière de nattes, qui a poussé de plus en plus férocement
au fil des années soixante-dix, ont contribué à
son image de rebelle tout-terrain, traité comme une divinité
autant par la jeunesse la plus défiante que par les révolutionnaires
les plus endurcis, qui l'ont toujours considéré comme
étant l'un des leurs, l'approuvant à Harare pendant l'indépendance
du Zimbabwé, ou lui envoyant des messages de solidarité
du fin fond des jungles péruviennes ou des cachettes les plus
reculées de l'Himalaya.
Ainsi il apparaît, en tout cas à l'auteur de ces lignes,
que Bob Marley est on ne peut plus clairement celui qui peut prétendre
au titre d'Artiste du XXe siècle, au moins dans le domaine de
la musique, et probablement bien plus.
Je prédis ici avec une confiance inébranlable que dans
plusieurs siècles, les mélodies de Bob Marley seront encore
aussi présentes que celles de tout autre auteur compositeur ayant
vécu
sur terre. "No Woman No Cry" sera toujours capable
de balayer les larmes du visage d'une veuve. "Exodus"
excitera encore le guerrier; "Redemption Song" sera
toujours un cri de ralliement pour l'émancipation de toutes les
tyrannies, fussent-elles physiques ou spirituelles; "Waiting
In Vain" séduira toujours; et "One Love"
sera l'hymne international d'une humanité café-au-lait
vivant dans l'unité, dans un monde au-delà des frontières,
au-delà des croyances, où tout le monde aura enfin appris
à "être ensemble et à se sentir bien".
L'Homme aime la
musique plus que tout. La musique c'est la nature; elle vient des vibrations,
et il est lui-même une vibration
Rien au monde ne peut plus
aider quelqu'un spirituellement que la musique. Au fond de son cur,
Bob Marley entendait l'harmonie des cieux, et partageait ce son céleste
avec le chercheur de dieu qui est en chacun de nous. Il n'est donc pas
étonnant qu'à la recherche d'une vidéo résumant
le siècle passé, le New York Times ait choisi de préserver
"Bob Marley Live at the Rainbow, London, 1977" dans
un coffre qui ne s'ouvrira que dans mille ans. Ni que ce même
"journal du record" ait appelé Marley "l'artiste
le plus influent de la seconde moitié du XXe siécle".
Nous sommes tous
annoblis par notre proximité de Marley et de son art, ses éternelles
chansons de liberté.
Roger
Steffens. (Traduit de The Beat avec l'aimable autorisation
de l'auteur, par Bruno Blum)
Roger Steffens est
acteur, auteur, historien du reggae et conservateur
de l'exposition actuelle "The World of Reggae featuring Bob
Marley/Treasures from Roger Steffens' Reggae Archives" sur le Queen
Mary
à Long Beach, Californie, jusqu'au 30 septembre.
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